Certaines définitions de la réflexion et de la pratique réflexive ont été élaborées en lien étroit avec les pratiques pédagogiques, particulièrement en ce qui a trait à l’apprentissage par l’expérience et à l’apprentissage par l’action, deux traditions exerçant une forte influence dans le cadre de l’enseignement et du perfectionnement de la gestion. Dans le langage courant, du moins en français, on utilise fréquemment le concept de réflexion, mais dans différents contextes. Un politicien dont les chefs de parti sont revenus sur leurs promesses de maintenir peu élevés les frais de scolarité suggère à ses collègues de se « livrer à une réflexion » sur cet événement; ses propos suggèrent notamment qu’ils devraient songer à ne pas appuyer le vote à la Chambre des communes. Une utilisation différente est faite de cette notion lorsqu’une œuvre musicale est décrite comme étant « réfléchie » ou lorsque quelqu’un dit avoir besoin d’un « temps de réflexion ». Ici, il s’agit d’un acte méditatif, calme et pensif. Dans cet article, je résumerai tout d’abord certaines des idées qui ont influencé la théorie et la pratique de la réflexion dans le contexte de l’apprentissage par l’action, et je décrirai ensuite une avancée plus récente en ce qui a trait à la réflexion « critique » et à son rôle dans l’apprentissage par l’action en particulier.
Le fait d’associer la réflexion à l’expérience, à l’apprentissage et à l’action a donné lieu à un sens précis, un sens qui constitue à un tel point la base de la théorie et de la pratique qu’il est tentant de présumer que nous l’utilisons tous de la même manière et que son sens est donc immuable et incontestable. Mais, en pratique, des débats persistent en ce qui a trait au sens et à la signification de la réflexion ainsi qu’aux diverses interprétations que nous en faisons. Néanmoins, en guise de point de départ, il convient de rassembler certaines idées essentielles que nous associerions probablement au terme, avant de nous attarder à ses origines et à des interprétations récentes qui sont importantes – en théorie, voire en pratique.
Voici donc un condensé de certaines des interprétations se trouvant dans la littérature sur l’apprentissage par l’expérience ou par l’action :
La réflexion demande de réfléchir sur des expériences actuelles ou passées liées à des événements, des situations ou des actions afin de les interpréter, éventuellement dans le but d’orienter des décisions, des actions et des choix futurs. Ce faisant, nous tirons parti d’idées existantes, les nôtres ou celles d’autres personnes, et en les appliquant à notre propre expérience, nous pouvons les confirmer ou en élaborer d’autres.
Pour poursuivre dans la même voie, l’expérience peut autant être mon expérience personnelle que l’expérience acquise en observant les autres. Elle peut parvenir de la lecture, de la visualisation ou de l’écoute. Parfois, il semble que l’action a préséance sur les autres formes d’expérience; elle est néanmoins puissante en ce sens qu’elle éclaire, libère ou surprend. Le concept de « réfléchir à quelque chose » ou d’être « réfléchi » doit aussi être développé, car ce procédé dépend en grande partie des idées et des croyances sur lesquelles nous nous appuyons et de leur degré de pertinence. Je reviendrai plus tard sur cette question. De plus, comme David Kolb (1984) l’a souligné dans le cadre de l’élaboration de sa théorie de l’apprentissage par l’expérience, les idées modifiées ou nouvelles peuvent (devraient) être une conséquence de ce processus ainsi que mener à l’action. Donald Schön (1983) a dit de ce processus qu’il prenait la forme d’une conversation réflexive avec la situation. Russ Vince (1998) a expliqué en détail le processus de la réflexion, et a notamment relevé qu’il peut comprendre divers aspects, y compris reconnaître ce qui semble fonctionner ou non, être conscient des émotions connexes, des jugements qui sont posés et sur quoi ces derniers sont fondés, et être conscient des valeurs, des idées et des hypothèses sur lesquelles prend appui notre compréhension des événements, des observations et des expériences. La réflexion est un processus qui peut donner lieu à différentes compréhensions sur-le-champ et plus tard (voir Tableau 1).
Soulignons au passage que, malgré le fait que ces idées circulent sous une forme ou une autre depuis le XIXe siècle, leur entrée dans le domaine de l’éducation supérieure représente un changement fondamental d’orientation en ce qui a trait à l’étude de l’apprentissage. La réflexion est un élément essentiel des activités d’apprentissage par l’expérience, des conférences de groupe, de l’apprentissage axé sur les projets, des activités de perfectionnement de la gestion à l’extérieur, de l’encadrement, et, bien entendu, de l’apprentissage par l’action. L’attrait réside dans l’établissement d’un lien entre l’apprentissage et l’action et l’expérience, par opposition à la tradition scolaire voulant que la théorie et les idées préparent l’étudiant en vue de ses expériences futures. Comme ces approches ont été de plus en plus incorporées au perfectionnement professionnel et de la gestion non seulement dans un contexte organisationnel mais aussi dans le cadre de l’éducation plus formelle, le défi auquel cette tradition est confrontée est de bonifier l’expérience et le processus de compréhension de l’expérience au moyen d’une autorité traditionnellement accordée aux travaux universitaires fondés sur la recherche. L’apprentissage par l’expérience dans un cadre collectif représente un aussi grand défi et il tient compte du fait que les gens apprennent des idées de leurs pairs et qu’ils en construisent avec eux.
Aperçu conceptuel
Il peut sembler contradictoire de mettre l’accent sur l’importance de l’apprentissage par l’expérience et entre pairs, puis de consacrer une section à d’éminents théoriciens de la société. Mais, si certains ont saisi de façon intuitive la valeur d’une telle méthode d’apprentissage, d’autres ont su résumer le processus d’une façon si claire qu’ils ont jeté les bases d’un discours d’apprentissage qui a eu une profonde influence sur l’éducation, particulièrement l’éducation aux adultes. On attribue souvent au philosophe américain John Dewey l’origine de ce discours. Sa vision de l’apprentissage par l’expérience a été reprise et approfondie par des auteurs, des pédagogues et ceux d’entre nous qui sont engagés dans le domaine du perfectionnement professionnel. Le processus de réflexion sur les expériences est ainsi résumé dans sa forme la plus simple par Dewey (1916, 151) :
La pensée implique chacune de ces étapes – le sens d’un problème, l’observation des conditions, la formation et l’élaboration rationnelle d’une conclusion suggérée et la mise à l’épreuve expérimentale active.
Les idées que David Kolb a élaborées à ce sujet ont grandement influencé le développement de la théorie et de la pratique des approches d’apprentissage fondées sur l’expérience, lesquelles sont largement utilisées dans le cadre du perfectionnement de la gestion. Kolb décrit l’apprentissage comme un processus dans le cadre duquel les idées ne sont pas incontestables et immuables, mais bien modelées et remodelées par l’expérience. Il est triste mais probablement pas surprenant de constater que la conviction de Dewey voulant que les principes qui sous-tendent l’apprentissage par l’expérience renforcent la société démocratique et préparent les gens à vivre et à travailler dans une démocratie n’a pas aussi bien survécu à l’épreuve du temps. Toutefois, ces principes sont à la base de la pratique de l’apprentissage par l’action, ce sur quoi je reviendrai plus tard dans cet article.
Un autre auteur du domaine de l’éducation grandement influencé par Dewey, Eduard Lindeman, a mis l’accent sur l’importance de l’expérience dans l’apprentissage. Selon Lindeman (1947, 53), l’éducation est un processus qui « tire profit des connaissances, des sentiments et de l’expérience dans la résolution de problèmes » et qui « fait une utilisation accrue de l’expérience ». L’apprentissage est un processus de résolution de problèmes dans le cadre duquel des idées et des théories sont appliquées au moment et à l’endroit où elles deviennent nécessaires, dans le but d’aider quelqu’un à comprendre une situation et à se préparer à agir :
L’apprentissage réel, c’est-à-dire l’apprentissage associé aux aléas de la vie, est un processus en deux temps qui est composé d’une part des connaissances et de l’autre part de leur mise en pratique. (Lindeman 1935, 44).
Ces idées ont, à leur tour, constitué la base pour l’élaboration d’autres concepts, notamment pour Malcolm Knowles (1984, 56) et son concept d’apprentissage autonome, dans le cadre duquel « l’apprenant découvre lui-même l’écart qui sépare sa condition actuelle de celle qu’il souhaite atteindre ». D’autres auteurs ont élaboré des idées proches selon lesquelles l’apprentissage ne doit pas nécessairement découler d’un problème quelconque. Le concept du « praticien réflexif » de Donald Schön met au premier plan l’aspect plus tacite de l’apprentissage de manière à souligner l’importance de la réflexion, non seulement en tant que processus rétrospectif, mais bien en tant que composante du lien perpétuel entre la compréhension et l’expérience.
Lorsque je travaillais à la première version du présent article, j’ai communiqué avec un éminent apiculteur du Royaume-Uni pour obtenir ma réserve annuelle de miel. Bill est un passionné des abeilles et chacune de nos rencontres me permet d’apprendre davantage sur l’apiculture. Comme ses variétés de miels lui ont valu de grands honneurs lors de concours internationaux, on lui demande d’organiser des formations pour des apiculteurs moins expérimentés. Lors de cette visite, il m’a montré les différents types de « bouteilles » de verre, comme les appellent les apiculteurs, et m’a expliqué l’influence que peut avoir la qualité des produits de divers fabricants sur le succès d’un miel, du moins, lors d’un concours. Je n’avais jamais réalisé l’importance d’un tel détail.
Comme s’il avait perçu ma réflexion, il s’est tu, puis m’a souri; la façon dont il réfléchissait à ce qu’il m’avait dit m’a frappé. Il m’a dit que le fait d’enseigner son art aux autres lui avait permis d’acquérir davantage de connaissances à la fois sur l’apiculture et sur la présentation du miel lors de concours, deux domaines qu’il aborde lors de ses formations. Étant donné le nombre incroyable de premiers prix, toutes catégories confondues, que Bill a remportés au fil des années, je ne crois pas qu’il ait appris de nouvelles choses au sujet de l’apiculture et des concours. Je crois plutôt que l’enseignement lui a permis d’articuler de façon plus explicite les connaissances qu’il possédait déjà, chose qu’il n’avait pas eu à faire avant de devoir transmettre ses connaissances à d’autres.
Les idées de Donald Schön ont eu une grande influence sur la pensée et la pratique en matière de perfectionnement des adultes et plus particulièrement de perfectionnement professionnel. Schön (1983, 241-2) a dit de son concept de réflexion dans l’action qu’il impliquait :
…de dégager, de critiquer, de restructurer et de tester, sur-le-champ, la compréhension intuitive du phénomène ressenti; il prend souvent la forme d’une conversation réflexive avec la situation.
De plus, son concept du « praticien réflexif » met l’accent sur l’apprentissage en tant qu’élément tacite, ce que mon ami apiculteur a illustré par ses propos. Si les concepts de Kolb et de Knowles sont fréquemment appliqués à des approches formelles liées à la formation et au perfectionnement des professionnels, Schön a contribué à souligner l’importance de la réflexion, non seulement en tant que processus rétrospectif, mais aussi dans le cadre du lien continu entre la compréhension et l’expérience, tant de façon consciente que de façons qui peuvent parfois dépasser le spectre de notre conscience.
D’une façon ou d’une autre, ces idées suggèrent que, peu importe la façon dont nous faisons l’acquisition de connaissances, que ce soit par la lecture, la conversation ou l’éducation formelle, l’apprentissage qui découle de la réflexion sur les expériences joue un rôle crucial dans notre perfectionnement à titre de gestionnaires et formateurs professionnels. En effet, l’apprentissage concerné se situe dans le contexte dans lequel nous espérons acquérir des connaissances et des compétences, ainsi que la capacité de faire des choix et d’établir des relations avec les personnes avec qui nous vivons, travaillons et apprenons. Ce processus comprend la mise en œuvre de connaissances ainsi que l’élaboration d’idées dont nous pouvons nous servir dans des situations futures. Il s’agit de l’essence de la pratique réflexive, et d’un processus de base de l’apprentissage par l’action. Comme l’a écrit Joy Amulya (sans date) :
La clé de la réflexion consiste à apprendre de ses propres actions et expériences; en d’autres mots, à examiner cette expérience plutôt que de seulement la vivre. En développant la capacité d’être curieux au sujet de nos propres expériences et actions et de les explorer, nous ouvrons soudainement les portes de l’apprentissage réfléchi, c’est-à-dire qui provient non pas des livres ou des experts, mais bien de la vie de tous les jours et de notre expérience professionnelle.
Notes
1. Les idées contenues dans le présent article ont été élaborées lors de collaborations récentes avec Russ Vince.
2. Voir Reynolds (1998) pour une discussion plus détaillée de ce cadre, qui s’appuie sur les idées de Jurgen Habermas entre autres.
3. Voir Reynolds (1999) pour en savoir plus sur cet aspect de la réflexion critique.
Notes au sujet du collaborateur
Michael Reynolds, professeur émérite de l’apprentissage pour cadres à l’Université de Lancaster, est actuellement directeur du programme de doctorat en recherche électronique et en apprentissage appuyé par la technologie du département de la recherche pédagogique. Ses travaux portent sur l’élaboration de pédagogies critiques et sur l’expérience des étudiants à cet égard.