Par Henry Mintzberg
Traduit de The Epidemic of Managing without Soul, paru le 25 mai 2016 sur mintzberg.org
Un jour ma fille Lisa m’a laissé une note dans une chaussure qui disait : Souls need fixing. « Les âmes ont besoin d’être réparées. » (en anglais « soles » signifie semelles) Lisa était bien loin de se douter de l’impact de cette note…
Une histoire de deux infirmières
Lorsque nous avons demandé aux membres entrants de notre programme de gestion des soins de santé (imhl.org) de partager des histoires sur leurs expériences, un obstétricien a parlé du moment où il devait faire la navette en tant que résident entre deux différents hôpitaux. Lui et ses collègues « adoraient travailler » dans l’un d’entre eux. C’était un endroit « heureux », grâce à une infirmière en chef qui se souciait du bien-être de chacun. Elle était compréhensive, respectueuse de tous, visant à promouvoir la collaboration entre médecins et infirmières… L’endroit avait de l’âme.
Puis, cette infirmière a pris sa retraite. Elle a été remplacée par une personne qualifiée en soins infirmiers, avec un diplôme de maîtrise en gestion. Sans « aucune conversation … elle a commencé à tout questionner. » Elle était stricte avec les autres infirmières, par exemple, en arrivant tôt pour vérifier qui commençait en retard. Là où, jadis, il y avait bavardages et rires au début des quarts de travail, « il est devenu normal pour nous de voir une infirmière pleurer » en raison de certains commentaires de la nouvelle infirmière en chef.
Le moral a chuté, et bientôt cela s’est répandu jusqu’aux médecins : « Il a fallu 2-3 mois pour détruire cette belle famille … » Avant, nous étions en compétition pour aller à cet hôpital; [après] nous ne voulions plus y aller. Pourtant, l’autorité supérieure n’est pas intervenue, ou peut-être qu’elle « ne savait pas » ce qui se passait.
L’épidémie
À quelle fréquence avez-vous entendu de telles histoires ou les avez-vous connues vous-même? Dans le travail que je fais, l’étude de la gestion et des organisations, je les entends souvent (dans la seule semaine où j’ai écrit ceci, quatre fois). Elles concernent même les PDG. Gérer sans âme est devenu une épidémie dans la société. Beaucoup de gestionnaires semblent aujourd’hui se spécialiser dans la destruction de cultures, au détriment de l’engagement humain.
Trop de programmes de MBA enseignent ceci, par inadvertance. De ces programmes sont issus des diplômés qui ont une impression déformée de la gestion : détachée, générique, technocrate. Ils sont éduqués hors contexte, ont appris à croire qu’ils peuvent gérer tout, alors qu’en réalité, ils ont appris à ne rien gérer. Un tel détachement technocratique est mauvais en soi – des chiffres, des chiffres et encore des chiffres. Mais le pire c’est ce sont les gestionnaires insouciants, harcelant les gens, les jouant les uns contre les autres. Une personne, poussée pendant des années par un patron méchant, a déclaré : « Ce sont les petites choses qui vous détruisent. »
Ces gestionnaires se concentrent sur eux-mêmes. Vous pouvez même les identifier par leurs références à « mon ministère », « mon hôpital ». Comme si gérer l’endroit faisait en sorte que ces endroits leur appartenaient. Certains, bien sûr, disent « notre département », mais vous pouvez facilement percevoir s’ils sont sincères. Et lorsqu’ils arrivent au « top » de certaines organisations non commerciales, ils préfèrent être appelés « PDG », comme s’ils géraient une entreprise. Comprenez bien : la gestion sans âme est également mauvaise pour les entreprises.
Pourquoi tolérons-nous cela? Pourquoi permettons-nous aux narcissistes diplômés qui prétendent être des leaders, d’abattre tant de nos institutions?
Une partie du problème est que les gens sont généralement sélectionnés pour des postes de direction par des « supérieurs » (cadres supérieurs, conseils d’administration), souvent sans comprendre les dommages causés par leurs décisions. Et nous obtenons souvent des gestionnaires capables d’impressionner les « supérieurs » tout en dénigrant les « subordonnés ».
Un hôtel qui a de l’âme
L’année dernière, j’étais en Angleterre pour des réunions de notre Programme international de maîtrise pour les gestionnaires (impm.org – conçu avec l’âme, pour l’âme). Nous avons séjourné dans l’un de ces hôtels corporatifs que je détestais depuis des années, à cause de son absence d’esprit et d’âme. Je me souviens du taux de roulement élevé du personnel et de cette fois où ils ont facturé à nos participants japonais 10 $ par minute pour les appels rendus. Selon un de nos participants de British Telecom ces appels devaient coûter quelques cents à l’hôtel.
Lisa était en Angleterre au même moment, donc après les rencontres, nous avons voyagé dans le Lake District, un endroit idéal pour faire de la randonnée. L’IMPM devait se dérouler quelques mois plus tard là-bas, dans un hôtel que nous n’avions jamais visité auparavant. Nous nous sommes donc portés volontaires pour le vérifier.
Je suis entré et je suis immédiatement tombé amoureux de l’endroit. Magnifiquement aménagé, parfaitement entretenu, un personnel vraiment attentionné – cet hôtel était chargé d’âme. J’ai étudié tant d’organisations dans ma carrière et ce depuis si longtemps que je peux souvent ressentir leur âme (ou leur absence d’âme) en un instant. Je peux sentir l’énergie, ou la léthargie de l’endroit; le sourire authentique au lieu du sourire forcé de certains « préposés à l’accueil »; une préoccupation honnête au lieu de « soins » programmés (« nous apprécions votre patience », pendant que vous attendez que quelqu’un réponde au téléphone. Traduction: « notre temps est plus important que le vôtre. »).
« Qu’est-ce que cela signifie d’avoir de l’âme? » demanda Lisa. « Tu le reconnaîtras quand tu le verras », ai-je répondu. Dans chaque petit coin. J’ai demandé à un serveur des renseignements sur les sentiers de randonnée. Il ne le savait pas. Il est aussitôt allé chercher le directeur de l’hôtel pour venir m’informer. Celui-ci arriva rapidement. Il me parla, sans hâte de précipiter la conversation. J’ai bavardé avec une jeune femme à la réception. « Les coussins sur le lit sont vraiment magnifiques », dis-je. « Oui », a-t-elle répondu, « la propriétaire s’occupe de tous les détails, elle a choisi ces coussins elle-même. » « Depuis combien de temps êtes-vous là? » demandai-je. « Quatre ans » a-t-elle a dit avec fierté, et a ensuite entamé l’énumération de l’ancienneté des cadres supérieurs : le gestionnaire 14 ans, le directeur adjoint 12 ans, le chef des ventes un peu moins.
Pourquoi toutes les organisations ne peuvent-elles pas être comme ça? La plupart des gens – employés, clients, gestionnaires – veulent se soucier du bien-être d’autrui et le feront si on leur en donne l’opportunité. Nous, les êtres humains, avons des âmes, et nos hôpitaux et nos hôtels peuvent également en avoir. Pourquoi construisons-nous tant d’excellentes institutions que pour les laisser sous le contrôle de personnes qui n’auraient jamais dû gérer quoi que ce soit? Les âmes ont besoin d’être réparées, certes, et il en va de même pour la gestion.
Inn on the Lake, Ullswatter U.K.
Pour en apprendre plus sur la gestion avec âme, soyez des nôtres lors de la Conférence mondiale Réflexions 2017, les 7-8 septembre 2017 à Montréal. Henry Mintzberg, Philip Kotler, Raye Kass, Edgar Schein et plusieurs autres conférenciers de renommée internationale seront réunis sous le thème « Le développement du leadership pour un monde meilleur. »